Compte-rendu de lecture de l’article « Farmers, Seeds & the Laws: Importing the Chilling Effect Doctrine » de Saurav Ghimire paru en juin dernier
Dans cet article, l’auteur se propose de transposer la doctrine de l’effet paralysant (« chilling effect ») aux droits des obtentions végétales, et plus généralement, à la circulation des semences. Ce concept d’effet paralysant a été développé dans le domaine des droits de l’Homme, et en particulier en matière de liberté d’expression, pour désigner la dissuasion de l’exercice légitime de droits naturels et légaux par crainte de répercussions légales. Il peut être causé par exemple par l’adoption d’une loi, la décision d’un tribunal ou la menace d’un procès. On peut l’assimiler à une sorte d’auto-censure. Cette doctrine, développée tout d’abord aux Etats-Unis, est aussi régulièrement utilisée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Ainsi, dans une affaire concernant l’ordre donné à un journaliste de révéler ses sources d’information, la CEDH a estimé que cet ordre aurait un effet paralysant sur l’exercice de la liberté de la presse, et qu’il constituait une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme consacrant la liberté d’expression.
L’auteur montre ainsi qu’en Indonésie, les agriculteur.rice.s ont intériorisé les lois sur la protection des variétés végétale et celle sur la certification des semences au-delà de la portée juridique de ces textes, à tel point qu’il.elle.s se limitent eux.elles-mêmes dans leurs comportements de sélection, de conservation et d’échanges de semences.
En effet, la « Loi de la République d’Indonésie N°29 de 2000 sur la protection des variétés végétales » suit le modèle de la convention UPOV de 1991. Ainsi, un sélectionneur peut se voir accorder un droit de protection des obtentions végétale sur une variété si celle-ci est jugée nouvelle, distincte, homogène et stable. Ce droit confère à son titulaire le droit de d’empêcher les autres d’utiliser la variété pour des buts commerciaux sans son autorisation. L’atteinte à ce droit est passible de 7 ans d’emprisonnement et d’une amende pouvant atteindre 2,5 Billion de rupiah (le salaire moyen en Indonésie étant d’environ 5 millions de rupiah). Or, ce droit de propriété couvre non seulement les semences, mais aussi l’utilisation de tout produit de la récolte utilisé pour la reproduction. Il s’étend également aux variétés essentiellement dérivées, aux variétés qui ne peuvent pas être clairement distinguées de la variété protégée et aux variétés produites par l’utilisation répétée d’une variété protégée… En bref, il limite grandement toute possibilité de création variétale par les agriculteur.rice.s à partir d’une variété protégée.
A ces limitations venant du droit de la propriété intellectuelle, s’ajoutent les dispositions de la réglementation sur la certification des semences. Ainsi, dans la majorité des 15 procès impliquant la criminalisation d’activités paysannes liées aux semences recensés par l’ONG Indonesian Humain Rihts Commitee for Social Justice, si la violation des droits de propriétés intellectuelle a été soulevée, le principal motif de condamnation des agriculteurs a été tiré de la loi sur la certification des semences. Les agriculteurs ont été condamnés pour avoir distribué et transporté des semences ou collecté du germoplasme sans autorisation… Certes, en 2019, suite à une décision de la Cour constitutionnelle d’Indonésie, une loi exempte désormais les petit.e.s agriculteur.rice.s de l'obligation d'obtenir un permis de recherche et de collecte de germoplasme pour la sélection végétale et dispense leurs variétés de l'obligation d'obtenir un permis de diffusion, mais ce changement n’a pas fait l’objet d’une grande publicité. D’autant que les dernières condamnations d’agriculteurs pour avoir vendu des semences non certifiées ont eu lieu en août 2019, ce qui a contribué à brouiller le message…
De plus, en Indonésie, les sélectionneurs n’y vont pas de main morte pour écarter les agriculteur.rice.s de la scène de la sélection végétale, usant de pratiques plus ou moins légales de dissuasion. Ainsi, lorsqu’ils achètent leurs semences, les agricuteurs sont informés qu’ils n’ont pas le droit de vendre, de distribuer ou de conserver les semences, et que, s’ils le font, les semences conservées doivent être remises à l’entreprise, sous peine d’être détruites ou d’être poursuivi en justice. Pourtant la loi indonésienne sur les obtentions végétales autorise bien la conservation de semences à des fins non commerciales ! En outre, lors de l’achat, l’adresse de l’agriculteur.rice est enregistrée, et chaque mois, un.e représentant.e de l’entreprise semencière vient inspecter l’exploitation de l’agriculteur.rice. De la même façon, la récolte se fait en présence de ses représentant.e.s. Des agents de police et des représentant.e.s des entreprises semencières se rendent souvent dans les dans les champs et chez les agriculteur.rice.s pour vérifier, parfois par la force, si ces dernier.ière.s n’utilisent pas illégalement les semences protégées par un droit d’obtention végétale.
Ainsi, les agriculteur.rice.s craignent que si des semences protégées entrent d'une manière ou d'une autre dans leur réseau de semences, cela ne les entraîne dans des problèmes juridiques. Il.elle.s sont donc très précautionneux.ses lorsqu'il.elle.s échangent des semences, d’autant que la loi ne protège pas explicitement les contrevenant.e.s de bonne foi. La plupart des agriculteur.rice.s ne possédant pas de protection judiciaire, et les frais de justice étant très élevés, rares sont celles et ceux qui se risquent à faire appel à la justice pour faire valoir leurs droits.
Cette situation a donc très clairement un effet dissuasif : non seulement les agriculteur.rice.s renoncent à utiliser des variétés protégées, mais aussi à faire circuler des semences, et à faire eux.elles-même de la sélection pour créer de nouvelles variétés adaptées à leur contexte.
La transposition de la doctrine l’effet paralysant aurait donc tout son sens ici. L’auteur souligne toutefois que la mobilisation cette doctrine en matière de semences dépend de la façon dont est envisagé le droit des agriculteur.rice.s. Si, comme le considère le droit des obtentions végétales, le droit des agriculteur.rice.s à conserver et faire circuler leurs semences n’est qu’une exception aux droits des obtenteurs, alors, il est légitime que ces derniers prévalent. En revanche, si l’on reconnaît, comme cela a été affirmé dans le TIRPAA1 et l’UNDROP2, les droits des paysan.ne.s à faire circuler librement leurs semences comme un droit fondamental, alors la doctrine de l’effet paralysant prend tout son sens.
L’application de cette doctrine aux droits des agriculteur.rice.s entraîne des obligations positives et négatives pour l’État. De manière passive, l’État se doit tout d’abord de s’abstenir de prendre des mesures qui ont un effet paralysant sur les agriculteur.rice.s en les dissuadant ou en décourageant l’exercice légitime de leurs droits sur leurs semences. De manière active, l’État doit aussi intervenir en cas de menaces visant à prévenir l’exercice de leurs droits par les agriculteur.rice.s, et créer un environnement favorable à l’exercice de leurs droits.
Si cette doctrine était retenue dans le domaine des semences, cela pourrait certainement faire bouger les lignes en matière du droit des paysan.ne.s à faire circuler leurs semences et aider à la réalisation concrète de ces droits… Une piste à explorer ?
Et si vous voulez approfondir le sujet, Inf'OGM a aussi rédiger un article à la suite de cette publication. Retrouvez le ici
1Traité international sur les ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture. Son article 9 reconnaît le droit des paysan.ne.s à conserver, utiliser, échanger et vendre leurs semences.
2La déclaration des Nations Unies sur les droits des paysan.e.s et personnes vivant en milieux rural a été adoptée en 2018 et reconnaît, dans son article 19 le droit aux semences.